Yacine KATEB : La poudre d'intelligence
" Une langue appartient à celui qui la viole, pas à celui qui la caresse "
Il ne faut pas oublier que beaucoup de gens, en Algérie, parlent le tamazight. Or on nous les présente comme une minorité. Et beaucoup d'Algériens se croient arabes parce qu'ils tombent dans la mythologie arabo-islamique. La véritable identité est crainte, elle pourrait tout changer en Afrique du Nord. Supposez par exemple qu'à la radio on s'adresse aux paysans du Rif en tamazight, ça changerait absolument tout. Cette langue a été étouffée depuis des millénaires : les Romains ont voulu
imposer le latin, les Arabes leur langue et les Français à leur tour... Mais elle existe, elle vit et elle s'appauvrit, alors qu'elle est la base de notre existence historique. C'est seulement à travers elle que nous pouvons nous retrouver. Le travail de l'écrivain devient, à la limite, presque oral : il faut être présent, parler aux gens, aller à l'encontre du piège qui nous est tendu et qui veut qu'on soit arabo-musulman ou bien algérien de langue française. Voilà les deux ghettos que je veux éviter. (...) Nous sommes placés devant le complexe arabo-islamique. L'aliénation fondamentale, c'est de se croire arabe, c'est l'arabité. Or il n'y a pas de race arabe ou de nation arabe. Il n'y a qu'une langue langue qui a véhiculé le Coran et dont les arabes ont tiré gloire. Les régimes politiques se servent de cette arabité pour masquer à leur propre peuple son identité..." KATEB Yacine
1- Présentation
Kateb Yacine restera pour toujours cet immense poète, cet éternel exilé qui a combattu par la littérature pour le progrès, la liberté et la démocratie dans son pays. Son verbe est un concept savant d'esthétique, confectionné à partir d'une culture populaire où résonne la modernité, la révolte et l'ironie
Instruit dans la langue du colonisateur, Kateb Yacine considérait la langue française comme le " butin de guerre " des Algériens. " La francophonie est une machine politique néocoloniale, qui ne fait que perpétuer notre aliénation, mais l'usage de la langue française ne signifie pas qu'on soit l'agent d'une puissance étrangère, et j'écris en français pour dire aux français que je ne suis pas français ", déclarait-il en 1966. Devenu trilingue, Kateb Yacine a également écrit et supervisé la traduction de ses textes en berbère. Son œuvre traduit la quête d'identité d'un pays aux multiples cultures et les aspirations d'un peuple.
Romancier, poète, dramaturge, Kateb Yacine fut encore un inlassable chroniqueur : on le découvre dans Minuit passé de douze heures. Depuis les textes légèrement grandiloquents de la jeunesse - le premier d'entre eux, consacré à l'émir Abdelkader, est écrit par un adolescent de dix-sept ans - jusqu'à ceux, pleins de colère et de tristesse contenues, d'après la répression de la jeunesse d'Alger en octobre 1988, on peut suivre tout l'itinéraire d'un grand intellectuel dont le premier souci fut toujours de rester proche de son peuple. " Aucune langue n'est étrangère, à condition de pratiquer d'abord sa propre langue, écrivait-il en 1975. Je m'exprime aujourd'hui en arabe dialectal, dans la langue du peuple algérien. J'apprends aussi à balbutier en langue dite berbère, la langue des ancêtres. C'est un double saut périlleux. Il faut le faire ou se résigner à l'aliénation. "
Le fil rouge en est la résistance : résistance au colonialisme, puis à la constitution d'une culture nationaliste pour et par une élite fermée, enfin à la sacralisation de l'écrit. C'est ainsi, sans jamais prendre la pose de l'intellectuel éclairé ou du poète inspiré, que Kateb Yacine est devenu, comme le dit justement l'éditeur de Minuit passé de douze heures, l' " un des plus grands écrivains de ce siècle ".
2- Biographie
Kateb Yacine est né le 6 août mais plus vraisemblablement le 2 août 1929 à Constantine mais se trouve inscrit à Condé Smendou, aujourd'hui Zirout Youcef. Il est issu d'une famille maraboutique berbère chaoui lettrée de l'Est algérien (Nadhor), appelée Kheltiya (ou Keblout), qui a été arabisée puis éparpillée sous la période coloniale. Son grand-père maternel est bach adel, juge suppléant du cadi, à Condé Smendou (Zirout Youcef), son père avocat, et la famille le suit dans ses successives mutations. Le jeune Kateb (nom qui signifie " écrivain ") entre en 1934 à l'école coranique de Sedrata, en 1935 à l'école française à Lafayette (Bougaa en basse Kabylie, actuelle wilaya de Sétif) où sa famille s'est installée, puis en 1941, comme interne, au collège colonial de Sétif, Albertini puis Kerouani après l'indépendence.
Kateb Yacine se trouve en classe de troisième quand éclatent les manifestations du 8 mai 1945 auxquelles il participe et qui s'achèvent sur le massacre de milliers d'algériens par la police et l'armée françaises. Trois jours plus tard il est arrêté et détenu durant deux mois. Il est définitivement acquis à la cause nationale tandis qu'il voit sa mère " devenir folle ". Exclu du lycée, traversant une période d'abattement, plongé dans Baudelaire et Lautréamont, son père l'envoie au lycée de Bône (Annaba). Il y rencontre "Nedjma" (l'étoile), "cousine déjà mariée", avec qui il vit "peut-être huit mois", confiera-t-il et y publie en 1946 son premier recueil de poèmes. Déjà il se politise et commence à faire des conférences sous l'égide du PPA, le grand parti nationaliste, de masse, de l'époque. En 1947 Kateb arrive à Paris, " dans la gueule du loup " et prononce en mai, à la Salle des Sociétés savantes, une conférence sur l'Emir Abdelkader, adhère au Parti communiste algérien. Au cours d'un deuxième voyage en France il publie l'année suivante Nedjma ou le Poème ou le Couteau (" embryon de ce qui allait suivre ") dans la revue Le Mercure de France. Journaliste au quotidien Alger républicain entre 1949 et 1951, son premier grand reportage a lieu en Arabie saoudite et au Soudan (Khartoum). À son retour il publie notamment, sous le pseudonyme de Saïd Lamri, un article dénonçant l'" escroquerie " au lieu saint de La Mecque.
Après la mort en 1950 de son père Kateb Yacine est en 1952 docker à Alger. Puis il s'installe à Paris jusqu'en 1959, où il travaille avec Malek Haddad, se lie avec M'hamed Issiakhem et, en 1954, s'entretient longuement avec Bertold Brecht. En 1954 la revue Esprit publie " Le cadavre encerclé " qui est mise en scène par Jean-Marie Serreau mais interdite en France. Nedjma paraît en 1956 (et Kateb se souviendra "de la réflexion d'un lecteur : C'est trop compliqué, ça. En Algérie vous avez de si jolis moutons, pourquoi vous ne parlez pas de moutons ?). Durant la guerre de libération, Kateb Yacine, harcelé par la Direction de la surveillance du territoire, connaît une longue errance, invité comme écrivain ou subsistant à l'aide d'éventuels petits métiers, en France, Belgique, Allemagne, Italie, Yougoslavie et Union soviétique.
En 1962, après un séjour au Caire, Kateb Yacine est de retour en Algérie peu après les fêtes de l'Indépendance, reprend sa collaboration à Alger républicain, mais effectue entre 1963 et 1967 de nombreux séjours à Moscou, en Allemagne et en France tandis que La femme sauvage, qu'il écrit entre 1954 et 1959, est représentée à Paris en 1963, "Les Ancêtres redoublent de férocité" en 1967, "La Poudre d'intelligence" en 1968 (en arabe dialectal à Alger en 1969). Il publie en 1964 dans "Alger républicain" six textes sur "Nos frères les Indiens" et raconte dans "Jeune Afrique" sa rencontre avec Jean-Paul Sartre, tandis que sa mère est internée à l'hôpital psychiatrique de Blida (" La Rose de Blida ", dans Révolution Africaine, juillet 1965). En 1967 il part au Viêt Nam, abandonne complètement la forme romanesque et écrit L'homme aux sandales de caoutchouc, pièce publiée, représentée et traduite en arabe en 1970.
La même année, s'établissant plus durablement en Algérie et se refusant à écrire en français, Kateb commence, " grand tournant ", à travailler à l'élaboration d'un théâtre populaire, épique et satirique, joué en arabe dialectal. Débutant avec la troupe du Théâtre de la Mer de Bab El-Oued en 1971, prise en charge par le ministère du Travail et des Affaires sociales, Kateb parcourt avec elle pendant cinq ans toute l'Algérie devant un public d'ouvriers, de paysans et d'étudiants. Ses principaux spectacles ont pour titres Mohamed prends ta valise (1971), La Voix des femmes (1972), La Guerre de deux mille ans (1974) (où réapparaît l'héroïne ancestrale Kahena) (1974), Le Roi de l'Ouest (1975) [contre Hassan II], "Palestine trahie" (1977). Entre 1972 et 1975 Kateb accompagne les tournées de Mohamed prends ta valise et de La Guerre de deux mille ans en France et en RDA. Il se trouve " exilé " en 1978 par le pouvoir algérien à Sidi-Bel-Abbès pour diriger le théâtre régional de la ville. Interdit d'antenne à la télévision, il donne ses pièces dans les établissements scolaires ou les entreprises. Ses évocations de la souche berbère et de la langue tamazirth, ses positions libertaires, notamment en faveur de l'égalité de la femme et de l'homme, contre le retour au port du voile, lui valent de nombreuses critiques.
En 1986 Kateb Yacine livre un extrait d'une pièce sur Nelson Mandela, et reçoit en 1987 en France le Grand prix national des Lettres. En 1988 le festival d'Avignon crée Le Bourgeois sans culotte ou le spectre du parc Monceau écrit à la demande du Centre culturel d'Arras pour le bicentenaire de la Révolution française (sur Robespierre). Il s'installe à Vercheny (Drôme) et fait un voyage aux États-Unis mais continue à faire de fréquents séjours en Algérie.
Décéder en décembre 1989, suite à une longue maladie, Sa mort laisse inachevée une œuvre sur les émeutes algériennes d'octobre 1988. En 2003 son œuvre est inscrite au programme de la Comédie-Française.
Kateb Yacine est le père de Nadia, Hans et Amazigh Kateb, chanteur du groupe Gnawa Diffusion.
3- Bibliographie
Soliloques, poèmes, Bône, Ancienne imprimerie Thomas, 1946. Réédition (avec une introduction de Kateb Yacine), Alger, Bouchène, 1991, 64 pages.
Abdelkader et l'indépendance algérienne, Alger, En Nahda, 1948, 47 pages.
Nedjma, roman, Paris, Editions du Seuil, 1956, 256 pages.
Le Cercle des représailles, théâtre, Paris, Éditions du Seuil, 1959, 169 pages [contient Le Cadavre encerclé, La Poudre d'intelligence, Les Ancêtres redoublent de férocité, Le Vautour, introduction d'Edouard Glissant : Le Chant profond de Kateb Yacine].
Le Polygone étoilé, roman, Paris, Éditions du Seuil, 1966, 182 pages.
Les Ancêtres redoublent de férocité, [avec la fin modifiée], Paris, collection TNP, 1967.
L'Homme aux sandales de caoutchouc [hommages au Vietnam et à Ho Chi Minh], théâtre, Paris, Éditions du Seuil, 1970, 288 pages.
Boucherie de l'espérance, œuvres théâtrales, [quatre pièces, contient notamment Mohammed prends ta valise, 1971, et Le Bourgeois sans culotte], Paris, Éditions du Seuil, 1999, 570 pages .
L'Œuvre en fragments, Inédits littéraires et textes retrouvés, rassemblés et présentés par Jacqueline Arnaud, Paris, Sindbad 1986, 448 pages (ISBN 2727401299).
Le Poète comme un boxeur, entretiens 1958-1989, Paris, Éditions du Seuil, 1994.
Minuit passé de douze heures, écrits journalistiques 1947-1989, textes réunis par Amazigh Kateb, Paris, Éditions du Seuil, 1999, 360 pages.
Parce que c'est une femme, introduction de Zebeïda Chergui, théâtre, [contient un entretien avec Kateb Yacine avec El Hanar Benali, 1972, La Kahina ou Dilhya; Saout Ennissa, 1972; La Voix des femmes et Louise Michel et la Nouvelle Calédonie], Paris, Éditions des Femmes, 2004, 174 pages.
4- Quelques citations de KATEB Yacine
A) " On croirait aujourd'hui, en Algérie et dans le monde, que les Algériens parlent l'arabe. Moi-même, je le croyais, jusqu'au jour où je me suis perdu en Kabylie. Pour retrouver mon chemin, je me suis adressé à un paysan sur la route. Je lui ai parlé en arabe. Il m'a répondu en Tamazight. Impossible de se comprendre. Ce dialogue de sourds m'a donné à réfléchir. Je me suis demandé si le paysan kabyle aurait dû parler arabe, ou si, au contraire, j'aurais dû parler Tamazight, la première langue du pays depuis les temps préhistoriques ... " Kateb Yacine
B) " Je suis né d'une mère folle très géniale. Elle était généreuse, simple, et des perles coulaient de ses lèvres. Je les ai recueillies sans savoir leur valeur. Après le massacre (8 mai 1945), je l'ai vue devenir folle. Elle, la source de tout. Elle se jetait dans le feu, partout où il y avait du feu. Ses jambes, ses bras, sa tête, n'étaient que brûlures. J'ai vécu ça, et je me suis lancé tout droit dans la folie d'un amour, impossible pour une cousine déjà mariée."
Kateb Yacine
C) " Éternelle sacrifiée, la femme dès sa naissance est accueillie sans joie. Quand les filles se succèdent (…), cette naissance devient une malédiction. Jusqu'à son mariage, c'est une bombe à retardement qui met en danger l'honneur patriarcal. Elle sera donc recluse et vivra une vie secrète dans le monde souterrain des femmes. On n'entend pas la voix des femmes. C'est à peine un murmure. Le plus souvent c'est le silence. Un silence orageux. Car ce silence engendre le don de la parole. " Kateb Yacine
D ) " Mais quand on parle au peuple dans sa langue, il ouvre grand les oreilles. On parle de l'arabe, on parle du français, mais on oublie l'essentiel, ce qu'on appelle le berbère. Terme faux, venimeux même qui vient du mot 'barbare'. Pourquoi ne pas appeler les choses par leur nom? Ne pas parler du 'Tamazirt', la langue, et d'Amazigh, ce mot qui représente à la fois le lopin de terre, le pays et l'homme libre ? " KATEB Yacine
JUBA
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